Textes

« CHRONOPHOTOGRAPHIE »

Texte du catalogue

1986

Extrait

LA CHRONOPHOTOGRAPHIE ou l’art du Temps

Lorsqu’à douze ans mon regard s’enflammait au contact des photographies je les voyais objectives. Entre temps je les vis subjectives, et à 40 ans elles m’apparaissent essentiellement chronophotographiques. C’est sur ce temps photographique que je fonde mon travail, et c’est par lui avec lui et en lui que je veux être vu.

L’inventeur de mon histoire n’est ni Niepce ni Daguerre ou Talbot mais Herschell. Inventant le fixateur, il est le premier qui fixa le temps, rendant la durée durante (Claudel) et enfin possible la présence de l’absence (Castel).

L’histoire de la photographie n’est pas restée 150 ans dans l’oubli mais plutôt et signe des temps, son développement a duré 150 années.L‘histoire de la photographie est l’œuvre du temps. (…)

Je n’écris pas sur la lumière parce que comme vous je sais d’évidence qu’elle est indispensable et je la considère comme éclairant le chemin qui mène au temps. Au XIXème siècle, Pierre Petit disait déjà qu’il photographiait tout seul avec l’aide du soleil (capter le temps grâce à la lumière). De plus, nous regardons le lumineux car la lumière nous aveugle …

Si j’éloigne de l’expérience chronophotographique sans les rejeter, le fond, la forme et la lumière, je dois aussi éloigner le style photographique. Faisant expérience du temps, la question de style m’importe peu. Est-il nécessaire de réduire la réalité à un style, à son style ? Le dialogue avec le réel serait aisé s’il s’agissait uniquement d’une question de style. Mais se glisser dans l’ordre caché des choses, révéler leurs apparences, demande des aptitudes autres que celles du dessin. Nous pouvons penser avec raison que c’est le photographe lui-même qui en premier est impressionné. Il ne s’agit plus du reflet mais de la traversée du miroir.

Dans ce voyage initiatique plus qu’esthétique, l’important est de regarder le temps passer, non pas de passer son temps à regarder. Dans cette quête à travers le réel, ma mémoire est mon style. La mémoire est une image, la mémoire est une image, la mémoire est l’image du temps.

Amoureux du temps, de la mémoire, j’apprécie particulièrement Saint Augustin lorsqu’il énonce les trois temps en un : il n’y a qu’un seul temps, le temps du présent – le temps du passé – le temps du futur.

Le seul plaisir de style que je m’accorde en photographie est la transmutation de la réalité couleur en une miniaturisation oeuvrant du noir au blanc. Paul Klee l’a écrit avec précision : « Le mouvement entier du blanc au noir donne une idée gigantesque entre les deux pôles, trajet couvrant toutes les étapes de la source du visible aux ultimes confins du visible ou lutte ouverte des extrêmes qui s’entrechoquent. » L’usage de cette gamme est le chemin qui mène au temps.

En reconnaissant la chronophotographie, le cadastre du Domaine de la Vision délimitera plus clairement chaque champ (de vision) et chacun saisira mieux le sens de sa destinée. Le peintre reprendra le chemin de l’espace imaginé, de l’imagination, de l’imaginaire, de l’image. Le photographe reprendra les sentiers de la Création. Son champ d’exploration n’est pas la page ou la toile blanche mais la réalité en genèse. Chaque instant est origine. Non plus saisir, capturer le hasard, mais jouer avec lui au jeu de l’apparition – disparition. (…)

Le photographe est un médium, du latin médius : celui qui est au milieu. Il est entre le ciel et la terre, comme le petit oiseau de la photo. On ne peut dire du photographe qu’il sonde l’imprévisible en errant à égale distance de l’artiste (qui pratique un art, qui a le goût du beau), du sourcier (qui possède le don de découvrir des sources souterraines), du médium enfin (qui sert d’intermédiaire entre les hommes et les esprits).

Ainsi peut-on dire que mon travail est aussi proche de l’ectoplasme (du grec ectos : dehors, et plasma : ouvrage façonné) que de l’œuvre d’art.

Voici où nous en sommes dans l’exploration de cette terra incognita et je fais volontiers halte. Pour m’avoir suivi dans cette large promenade, vous avez vu qu’au royaume du temps, la chronophotographie en est le temple, et dans ce lieu sacré un coup de dés abolit le hasard, les objets inanimés ont une âme, et bien sûr le temps a suspendu son vol.

Photographe, je possède une clef du temps. La terre est mon horloge, l’ombre ses aiguilles. Ne me demandez pas « Quelle heure est-il ? » mais  « où en est l’ombre ? »

« ENTRETIEN »
avec Claire Devarrieux

1987

Extrait 1

J’avais un paysage dans la tête, un paysage toscan, et je ne l’ai pas trouvé en Toscane mais ici, dans cet enclave étrange où le peuplier et le cyprès se rejoignent. C’est un endroit dont je connaissais l’existence de façon rêvée, et qui à un moment donné m’est apparu, avec cette maison en pierre, carrée, un peu à l’italienne, et ce jardin qui avait à la fois un côté très bucolique et un côté jardin à la française. C’est une rencontre qui a fait basculer ma vie et mon emploi du temps. Cela s’est passé au début de la Mission, et un peu grâce à elle. Nous avions quitté Paris un an pour vivre cette Mission à la campagne, et j’ai commencé à faire Pau-Perpignan, Perpignan-le Tarn, le Lot. Au fur et à mesure que j’avançais, je me suis recentré sur le Tarn, comme en spirale. J’ai abouti ici dans ce lieu prédestiné pour recommencer à l’envers, en une spirale beaucoup plus réduite, qui m’a conduit vers le principe du site quotidien. 
J’ai compris que je ne pouvais pas travailler à l’illustration d’un paysage mythique mais que je devais mythifier un paysage quotidien.  « Une maison appartient à celui qui la regarde » dit un proverbe chinois. Il en va de même avec le paysage. Je vis quotidiennement cette photographie du paysage, ou ce paysage photographié. Le temps a plus d’importance que la pratique photographique, qui ne vient que constater ce temps vécu. 
Je suis Breton, et la Bretagne est un pays mort à l’intérieur de moi. A la fois par le deuil de l’enfance, et la meurtrissure du tourisme. Je n’ai plus beaucoup de sensibilité pour cette mémoire. Mais je sais beaucoup plus aujourd’hui, pour mes enfants et pour moi, voir le côté éphémère des paysages. Les régions où la main de l’homme dessine le paysage sont en voie de disparition. Le pays en friche sera la fin d’un cycle qui depuis mille ans transforme notre sol. Sachant ce que j’ai perdu, je me mêle plus intimement à la transformation de ce paysage.
Photographiquement, le paysage se modifie à chaque minute. Une photographie de paysage est un instantané. Apparemment rien ne bouge, mais de même qu’à une source on ne boit jamais la même eau, on ne voit jamais le même paysage.

« ENTRETIEN »
avec Claire Devarrieux

1987

Extrait 2

De même que l’écrivain est responsable de son écriture, les photographes sont responsables de ce qu’ils montrent. C’est en cela que j’ai choisi depuis longtemps le paysage. Prendre une photographie à la sauvette, prendre en flagrant délit ce n’est plus possible aujourd’hui. Ce n’est pas un vol la photographie, c’est un don. On ne prend pas, on reçoit. Je ne suis pas un artiste au sens plasticien du terme. Etre photographe, c’est matérialiser une intuition poétique de la réalité. C’est recevoir, apporter, un au-delà qu’on ne soupçonne que par la poésie. 
Je bâtis un Chronophotoroman. Il sera un seul et même livre, ce sera la recherche du temps présent, et une fois achevé, ce serait un rêve de le donner à différents écrivains, pour qu’ils écrivent différents romans d’une vie. Imaginons la photographie inventée depuis des siècles. Imaginons l’assassinat de César au Sénat, ou les flâneries d’un poète dans les rues du Moyen-Age, nous regarderions ces traces comme une grande merveille. C’est avec cette conception que je construis des traces du temps vécu, comme des preuves, en pensant aux autres. Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. Ce jeu avec le temps ne concerne pas tant mes contemporains que tous ceux qui verront ce temps disparu.

« CROISADE
POUR LES AVEUGLES »

Article Art Press

Novembre 1986

L’histoire de la photographie est l’œuvre du temps, c’est par lui qu’il faut l’interroger (…) C’est une histoire aujourd’hui célébrée non parce que l’histoire de l’art l’aurait sauvée de l’oubli et enfin autorisée à écrire un nouveau chapitre, mais parce qu’après la conquête de l’espace que nous venons de vivre, nous allons vivre la conquête du temps, inéluctablement (…) Dans cette aventure, la photographie est une alliée évidente. Ne soyons pas surpris, on s’intéresse à nous parce que nous nous servons de machines à capter le temps. Face au déferlement d’images de synthétiques parodiant l’image réelle dans un espace et un temps irréels, montré à travers un écran (définition : ce qui empêche de voir), la photographie demeure la seule technique captant la réalité en temps réel. Dans ce combat entre Argos et les Cyclopes, l’avantage du photographe est d’avoir réellement les pieds sur terre et d’être géographiquement le centre du monde lorsqu’il regarde. Pour être gagné, ce duel image contre image nous oblige à une éthique transcendant notre réalité quotidienne. Grâce à notre pratique la banalité de notre vie sur terre est reconsidérée. (…) Avec la conquête de l’espace et l’avènement d’un temps nouveau, dans le cadastre de la vision, chacun aujourd’hui regagne sa place. Le peintre reprend le chemin de l’espace imaginé, de l’imagination de l’image, le photographe prend les sentiers de la Création. Son champ d’exploration n’est pas la toile blanche mais la réalité en génèse. Chaque instant est origine (…) On aura compris, je l’espère, que travaillant à la réalité en temps réel, le photographe est le plus proche témoin de notre temps. Sa pratique est la preuve tangible de notre temps. Trace des traces par excellence, la photographie d’aujourd’hui crée le patrimoine de demain. Au royaume du temps, elle en sera le temple. Pierre après pierre, photo après photo, ce monument voit le jour. Dans la série des grands travaux de la République, seule la photographie est monumentale. C’est le monument de notre mémoire collective.

« LA MULTIPLICATION
PHOTOGRAPHIQUE »

Texte de présentation

1986

Extrait

Singeant les usages de cultures différentes, déjà reconnues, ce que l’on appelle le marché de la photographie n’a pu ou n’a su mettre à jour les usages répondant à son identité. Pour le créateur, le choix pour la diffusion de son travail n’a rien de photographique : soit la galerie imitant sa sœur ainée la galerie de peinture, soit l’édition imitant son frère ainé le « livre cadeau ».
L’édition de la photographie créative n’existe pas.
La galerie réduisant à la pièce unique, rare, une œuvre par nature multiple, n’atteint depuis dix ans qu’un marché hypothétique qui de plus semble s’essoufler. En France aucun créateur ne vit de la vente de ses tirages. Il ne peut non plus vivre de ses droits d’auteur. Les livres de photographes ne sont plus reçus par les éditeurs qui se trouvent découragés d’être techniquement obligés de tirer 3000 ex. des ouvrages dont les meilleures ventes se situent entre 500 et 1000 ex.
Nous savons que cette situation ne permettra jamais de faire reconnaître une création qui, en France, est vivante mais demeure invisible. Comment se faire connaître à l’étranger ? Ailleurs que dans la galerie, comment informer un public amoureux ou des institutions intéressées ? La photographie clouée sur le mur des cimaises n’est visible qu’une seule fois et encore à travers des glaces réfléchissant une lumière aveuglante. Il faut se l’avouer, rien n’est plus ennuyeux que la présentation des expositions photographiques. On a oublié sa vocation première qui réside dans sa disponibilité au regard en tous lieux et à tous moments. Pour revivre cette disponibilité, cette mobilité, le photographe doit repenser totalement la diffusion de sa création. Il lui faut oublier la notion de tirage d’exposition comme étant une fin en soi. Les inventeurs de la photographie considéraient le tirage comme un stade intermédiaire vers la reproduction mécanique. La photographie inventée, la multiplication de l’épreuve originale dans son extrême fidélité était la plus grande idée des inventeurs de la photographie. Plus tard mais avant 1914, il y eut des machines d’impression à usage personnel qui permirent la diffusion de millions d’images sous forme de cartes postales. Aujourd’hui la photo-créative vit une expérience unique dans l’histoire de l’art ; elle crée tout en découvrant son histoire. Ce qui influence sa création et doit influencer ses usages. Il ne s’agit pas d’un retour au passé mais d’un retour à la source. Se penchant sur son passé, le photographe redécouvre les techniques oubliées de l’impression photographique. De tous ces procédés, seuls subsiste la PHOTOTYPIE. D’une grande fidélité à l’image parce que presque sans trame, d’un maniement très simple, ce procédé mécanique permet de multiplier un petit nombre d’exemplaires ( de 10 à 500) ce qui est impossible avec l’imprimerie moderne qui a tous les stades demande des investissements plus importants.
Il semble qu’entre l’œuvre unique des galeries et la trop grande multiplication de l’édition classique la phototypie permet une micro-édition répondant à l’identité photographique. L’artiste aura enfin en main les outils pour la réalisation d’un cycle véritablement photographique. Avec sa création il pourra fabriquer un « objet-photographique ». Choisir des grands formats (50×60) plus proche des originaux, loin des réductions mutilantes de l’édition cadeau ; travailler la couleur de ses encres, choisir ses papiers (beaucoup plus variés que le sempiternel papier-photo)…Bref le livre d’artiste pourra exister. Le photographe ne peut plus se contenter d’exposer son travail, il doit retrouver le chemin de l’atelier d’impression.

« MISSION PHOTOGRAPHIQUE
DE LA DATAR »
Note d’intention

Avril 1984

Extrait

Tout change dans notre société. L’affirmation n’a rien de nouveau, et chaque époque, certes, a eu un peu ce sentiment. Mais la nôtre croit bien vivre un temps de mutations particulièrement rapides. Comme si le temps s’était mis à passer de plus en plus vite, passé, présent et futur s’enchaînant à un rythme qui semble nous échapper. Le paysage français offre un visage complet de ces changements, et il est la vivante manifestation du « trois temps en un » de Saint Augustin. Car je crois que la conception « triangulaire » du temps (passé-présent-futur) nous empêche de voir correctement le paysage. On ne doit pas chercher des paysages d’hier, d’aujourd’hui ou de demain, cela n’a aucun sens. Il faut plutôt s’attacher à observer dans le paysage comment le passé se détache du présent, et l’avenir accouche de l’incertitude. Et à cet égard, la récente affaire du projet de pyramide de verre pour la cour du Louvre (par l’architecte Ieoh Ming Pei) aurait pu avoir le mérite de poser le problème de notre rapport au temps et à l’histoire, à travers ce que nous voulons faire de nos monuments historiques, en ne tombant surtout pas dans l’illusion de la préservation d’une quelconque intégrité historique, d’un passé intact miraculeusement conservé . Le passé, pas plus que le présent, n’est exempt de mélanges et de mutations. L’enjeu que représente le paysage français est considérable car il est, en tant qu’œuvre et cadre de vie collectif, un ciment social irremplaçable. Un paysage cohérent peut unir non seulement les trois dimensions du temps mais également l’ensemble des diverses composantes sociales, culturelles et ethniques de notre pays (et l’on sait assez que les brassages ethniques sont une des spécificités absolues des temps modernes). C’est pourquoi je ne peux être d’accord avec ces géographes qui proclament qu’il n’y a plus de paysage français, ou qu’il est devenu chaotique. C’est là une mauvaise vision de la question, qui découle entre autres d’une conception du temps en séparant trop ses trois dimensions. « Le futur, c’est du passé en préparation », comme disait Pierre Dac. Précisément, une vision juste du paysage, à mon sens, vérifie totalement cette formule.

« AU HASARD »

Préface Chefs-d’oeuvres
des photographes anonymes

1982

Extrait

Banales, lénifiantes ou curieuses, heureuses et hasardeuses, ainsi nous apparaissent ces photographies qui répondent à un siècle et demi d’une « histoire de la photo » que certains tentent désespérément d’écrire. Elles démontrent l’ingénuité d’une histoire anonyme de la photographie, préhistoire (et histoire parallèle) de la photographie des auteurs célèbres, des premiers grands ancêtres (Nadar, Carjat) lesquels n’apparaîtront véritablement qu’au XXe siècle. Cette histoire anonyme, cette histoire d’anonymes, pousse au plus loin le hasard photographique, montrant alors avec acuité que l’essentiel de la photographie n’est jamais dans le photographe mais ailleurs. Que, fondamentalement, le photographe doit collaborer avec le hasard, un hasard photographique, donc. « Je photographie seul, mais toujours avec l’aide du soleil » disait P. Petit pour exprimer cela.

Ces photos, qui pourraient passer pour banales peut-être parce qu’elles sont sans intention ni prétention, sans but « artistique », sont totalement réussies en fait pour nous qui les regardons aujourd’hui : l’effet d’une photographie, s’il a lieu, ne se révèle qu’après un temps très long. Et dans ce jeu avec le temps toute photographie risque sa survie : elle pourra être jetée ou détruite si elle est trop rapidement jugée « sans intérêt ».

Ces photographies nous apprennent qu’elles n’ont nullement besoin d’un auteur pour être réussies et pour produire des effets. Il ne s’agit pas de nier l’évident intérêt d’une œuvre centrée autour d’un sujet ; photographe moi-même, je sais combien la photographie est une affaire de vie, une pratique de vie, pour qu’elle ait quelque chance de faire œuvre. Je sais aussi que le but de tout photographe actuel doit être de réaliser une œuvre. Cependant, pour y parvenir, il perd trop souvent toute fraîcheur (quelque fois tout génie) et toute relation réelle au phénomène photographique, s’enfermant alors dans le formalisme. En voulant faire des photographies personnelles, ils oublient que l’art photographique coopère avec un hasard, le hasard de quelque chose à recevoir et non à prendre, soumis aux caprices du temps, et que partant, une photographie est toujours un peu anonyme.

Humilité du photographe qui contemple ce temps. On ne prend pas une photo, on la reçoit.